PAPEETE, le 5 septembre 2019 - Difficile de classer Edmond Ginoux de la Coche dans une case : journaliste, ethnologue, doux rêveur, l’homme est aujourd’hui tombé aux oubliettes de l’Histoire, alors qu’on lui doit au moins deux événements marquants : la création du premier journal francophone à Tahiti et le rapatriement en France d’une collection ethnologique exceptionnelle d’environ cinq cents pièces… Au total, de Ginoux passa moins de quatre ans en Polynésie, mais du moins y laissa-t-il son empreinte qui lui vaut aujourd’hui ce petit retour en arrière.
Edmond Ginoux de la Coche est un personnage controversé : dans son ouvrage « Tahitiens », le père O’Reilly, sortant de son habituelle réserve et de sa neutralité proverbiale, le descend en flèche, en faisant un simple mégalomane (sic). Il est vrai, à la décharge du père O’Reilly, que bien avant lui, l’amiral le Goarant de Tromelin, qui avait rencontré de Ginoux à Valparaiso, n’avait pas eu de mots assez durs pour lui, le traitant ni plus ni moins de nullité.
Qui était donc cet homme qui fit un court passage à Tahiti à partir de 1844 et qui y revint quelques années plus tard pour en être expulsé au bout de quelques jours seulement ? Fallait-il qu’il cristallise bien des ressentiments ou qu’il suscite bien des craintes, sinon des peurs… Mais revenons en arrière, et remontons le fil de la vie de ce personnage si peu consensuel.
Echec pour entrer à l’école de la Marine
Le petit Edmond vit le jour à Annecy en 1811, à une époque où la Savoie était française. Sa mère avait des origines nobles, puisque Corse de naissance, elle s’appelait Maria Grazia Béjuy de la Coche. Son père était un fonctionnaire aisé, Hippolyte-César Ginoux ayant reçu ses lettres de noblesse en 1816 du roi Louis-Philippe. Son beau-père ayant injustement été incarcéré de 1803 à 1810 pour une sombre affaire politique -dont il était innocent, le roi estima qu’il devait réparation à cette famille royaliste et clairement opposée à Napoléon. A la mort du beau-père en question, Mme de Ginoux hérita et s’installa dans le sud de la France où Edmond profite d’un climat doux et d’une campagne attrayante. En 1820, la famille s’installa au cœur de Toulon où Edmond grandit dans un milieu d’officiers supérieur de marine où sans doute il prit goût aux voyages et au dépaysement, par petits camarades de son âge interposés. Scolarisé chez les Jésuites, il fut là encore question de lointaines et magiques missions en des terres « sauvages ». Une promotion paternelle obligea Edmond à se scolariser à Vesoul dans le Jura où il décida, lui ou ses parents, de s’orienter vers l’Ecole de la Marine, où l’on entra par concours. Malgré ses recommandations, malgré son énergie, il ne fut pas admis et garda toute sa vie une féroce rancœur envers la « Royale » (alors que son frère Oswald y réussira une brillante carrière).
Cap sur l’Algérie
Edmond, dont la révolte intérieure grondait, poursuivit son cursus scolaire au lycée de Grenoble où son père avait été nommé. Le 28 octobre 1830, âgé de 19 ans, il s’engagea dans l’armée et se retrouva au 54e Régiment d’infanterie basé à Briançon. Sa conduite y fut sujette à caution (fugue, fausse permission...) mais il progressa malgré tout dans la hiérarchie et se trouva envoyé à Dijon, Lyon, Châlon-sur-Saône, Anse, Segré. La période était plus que trouble, des révoltes agitaient la France et Edmonde participa à au moins deux combats contre des bandes armées de Chouans.
En décembre 1833, il embarqua à destination de l’Algérie où là, son régiment se retrouva en première ligne pour mater les rébellions arabes. Edmond s’en tira sans blessure, mais une épidémie de choléra, dont il ne fut pas atteint d’ailleurs, le vit congédié par réforme le 2 janvier 1835. De retour à Marseille le 30 janvier, il décida de se lancer dans le journalisme, ce qu’il allait faire dans le camp des républicains, entendez dans le camp opposé à Louis-Philippe. Il travailla pour la Sentinelle des Pyrénées à Bayonne, pour le Progrès d’Arras dans la même ville et enfin, consécration, il devint le correspondant du journal Le National à Paris, opposé à la politique coloniale du régime.
"Vivre auprès des Sauvages"
Fréquentant des cercles intellectuels et progressistes à Paris, il fut pris d’une soudaine envie de voir d’autres horizons. La France avait rattaché Tahiti à son empire ; aventurier de salon et porté sur le romanesque, il expliqua vouloir « vivre auprès des Sauvages pour mieux les étudier ». Armand Joseph Bruat allait justement prendre son poste sur place ; De Ginoux paya son passage sur l’Uranie et quitta Toulon le 3 mai 1843 pour arriver aux Marquises le 16 septembre de la même année. Sur place, à Nuku Hiva, déception pour l’aventurier : les « sauvages » étaient en état de quasi rébellion, la violence partout, le romanesque absent du tableau ; de Ginoux comprit qu’il n’avait rien à faire ici ; il arriva donc à Papeete avec Bruat le 4 novembre 1843, où, là aussi, la situation, à cause des pasteurs protestants favorables à une annexion de Tahiti par la Grande-Bretagne, n’était pas simple. Dupetit-Thouars avait établi le protectorat, Louis-Philippe fit savoir à la reine Pomare IV qu’il avait ratifié cette décision, mais le même Louis-Philippe fit aussi savoir par courrier qu’il désapprouvait et donc ne ratifiait pas l’annexion décidée le 6 novembre 1843 toujours par l’empressé Dupetit-Thouars.
Face à ces événements qui aboutiront à des conflits armés entre soldats et rebelles tahitiens, Edmond de Ginoux n’avait bien entendu pas son mot à dire, même si Bruat l’avait nommé procureur du roi.
En revanche, Bruat était excédé par la presse anglophone qui inondait la région de nouvelles souvent fausses sur les Français à Tahiti. Aussi décida-t-il de créer à Papeete le premier journal français du Pacifique Sud, baptisé « L’Océanie Française », dont le premier numéro fut distribué à partir du 5 mai 1844.
Un journal très complet
De Ginoux, ancien journaliste, était, pour Bruat, l’homme de la situation. Aussi en devint-il le gérant et le rédacteur-en-chef, disposant pour cet hebdomadaire de quatre feuilles de moyens extrêmement rudimentaires. Le gouverneur ne disposait que d’une modeste imprimerie lithographique ; de Ginoux, lui, s’acquitta au mieux de sa mission, son journal contenant des petites annonces, des avis officiels, de l’actualité locale mais aussi nationale et internationale, un zest de météo, les arrivées et départs de bateaux et enfin de petits éditos d’Edmond de Ginoux, dénonçant les menées subversives des Britanniques. Bref, pas de quoi fouetter un chat et rien à reprocher à celui qui était devenu le premier journaliste de Tahiti. Mais Bruat avait pris cette initiative sans en référer à son ministre des Colonies. Aussi l’en informa-t-il le 10 mai 1844 précisant : « J’ai l’honneur de vous adresser 4 exemplaires d’un journal hebdomadaire que je fais publier à Taïti et dont Mr de Ginoux, récemment arrivé dans la Colonie, est le gérant et le rédacteur. Quoique cette feuille soit entièrement à ma disposition, mon intention est de faire supprimer la seconde ligne du titre [« Journal officiel de Taïti »] qui, dans certaines circonstances, pourrait nous attirer des embarras et mettre l’autorité en cause. […] Mr de Ginoux deviendra seul, vis à vis du public, éditeur-responsable. »
C’est peu de dire que le ministre n’apprécia pas. Celui-ci prit la mouche, estimant qu’il était inconcevable que la colonie puise disposer d’informations avant même Paris. Le 25 octobre 1844, le ministre enjoignit Bruat de faire cesser cette parution : « Mon intention est que vous supprimiez immédiatement la feuille en question […] et que vous renonciez à toute publication de cette nature.» Le 11 février 1845, le ministre en remit une couche reprochant à Bruat, sous couvert de laisser de Ginoux s’exprimer, d’étaler via ce journal ses positions personnelles de gouverneur, engageant ainsi la responsabilité de la France dans les écrits du journaliste. Qui plus est en lui donnant les moyens de paraître via l’imprimerie du gouverneur.
Le journal interdit au N° 60
Bruat reçut le premier courrier du ministre en juin 1845 et demanda à de Ginoux de cesser son travail le 22 juin 1845, le journal disparaissant le 28 juin 1845 très exactement, pour son numéro 60.
Pour de Ginoux, ce fut une déception terrible. Certes, le tirage était modeste (98 exemplaires selon certaines sources) mais l’aura du journal était grandissante et sa parution correspondait à un réel besoin au sein de la colonie. L’Océanie française paraissait hebdomadairement chaque dimanche (format 48 x 31 cm). Le N°1 est daté du 5 mai 1844 et le dernier, le N° 60, du 28 juin 1845. Dépité, de Ginoux décida de rentrer en France, ce qu’il fit le 22 septembre 1845. On se souvient qu’initialement, le désir de ce journaliste était de vivre avec les « Sauvages » et donc de poursuivre son voyage en Polynésie orientale et en Mélanésie. Tous ces projets étaient tombés à l’eau du fait de cette escale très prolongée à Tahiti : « j’avais perdu trois années, dépensé mon argent, et après ce temps, je me voyais encore moins avancé qu’avant, cela parce que j’avais cru aux promesses qui m’avaient été faites, parce que j’avais donné mon travail au gouvernement ».
Une mission officielle
Mais de Ginoux n’en avait pas fini avec l’Océanie puisqu’en juillet 1846, il présenta un rapport choc de 232 pages à Guizot, le ministre des Affaires étrangères, rapport intitulé « Les Marquises, 1842-1846. Tahiti, 1836-1846, histoire des événements ».
Quoi que puisse dire et écrire le père O’Reilly au sujet de de Ginoux, le rapport fit sensation à Paris : à tel point que le 12 juin 1847, de Ginoux se vit confier par le ministère des Affaires étrangères une mission d’exploration dans le Pacifique « pour y examiner la situation des missions soit catholiques soit protestantes et y observer les faits qui se rattachent au commerce et à la navigation ». Il était payé 6 000 Francs par an, pouvait voyager gratuitement à bord des navires de l’Etat et ses frais de voyage étaient pris en charge. C’est tout juste si de Ginoux n’était pas ambassadeur plénipotentiaire... Il quitta Bordeaux en septembre 1847 à bord du Gange, un navire de commerce. Il fit escale en mars 1848 à Valparaiso où il rencontra l’amiral Le Goarant de Tromelin qui rédigea un cinglant rapport sur ce civil qu’il n’apprécia pas. De Tromelin était pourtant supposé conduire de Ginoux à Tahiti, mais on se souvient que l’échec du jeune Edmond lors de son examen pour entrer à l’école de la Marine avait laissé des traces. Qui plus est, la Royale était un nid d’officiers royalistes, alors que le journaliste républicain, flanqué d’une compagne au statut incertain, ne pouvait que déplaire souverainement. Il était en effet très curieusement accompagné d’une illustratrice, Madame Adèle de Dombasle, aristocrate d’origine lorraine, séparée de son mari.
Son protecteur parti...
De Ginoux préfèra donc continuer à voyager à ses frais et partit aux Marquises à bord d’un trois mâts chilien (il arriva le 26 août 1848), le Lenievez Martinez, pour parvenir enfin à Tahiti le 10 septembre 1848, espérant rayonner dans le Pacifique à partir de Papeete.
La surprise pour lui fut totale : son protecteur Bruat avait été rappelé à Paris et à sa place, Charles-François Lavaud avait été nommé gouverneur des Etablissements français de l’Océanie et commissaire du Roi aux îles de la Société (soit 60 000 Francs par an, une petite fortune à l’époque). La révolution de 1848 fit que son titre avait changé ; il devint commissaire de la République.
Or Lavaud connaissait de Ginoux qu’il détestait, et pour cause. Le journal Le National avait publié une série d’articles hostiles à Lavaud. « Je connaissais sa nomination» expliqua plus tard de Ginoux, « je la qualifiais au ministre de fâcheuse et impolitique (...) Sa conduite à la Nouvelle-Zélande avait attiré contre lui, de la part du National, des articles fulminaux et bien mérités ; or, impuissant à se venger sur le National, c’est sur moi, ancien écrivain de la presse démocratique, que sa colère est tombée ». Et de quelle façon !
Expulsé dès son arrivée !
Arrivé le 10 septembre 1848, de Ginoux se vit expulsé le 19 septembre par un arrêté de Lavaud. Parce qu’il avait « tenu depuis son arrivée à Tahiti une conduite contraire au bon ordre et à la tranquillité de la colonie ».
Difficile de croire qu’en une semaine, de Ginoux avait eu le temps de révolutionner Papeete. Il est clair que Lavaud, en l’expulsant et en lui interdisant de revenir, réglait un vieux compte. De Ginoux quitta Papeete le 2 octobre et, depuis Valparaiso où il s’installa, il abreuva Paris, ministères et presse, de courriers dénonçant Lavaud, demandant que son honneur soit lavé par une sanction envers le gouverneur rancunier. Un an plus tard, le 10 septembre 1849, il reçut un courrier mettant fin à sa mission. Il dut rentrer, ce qu’il fit par Lima (où il vécut sept mois dans la misère, faute d’avoir reçu son traitement), Panama, la Jamaïque, la Havane et New-York pour arriver en France en 1850.
Il ne reviendra jamais en Océanie. Il se retirera, célibataire, à Nice et décédera à Marseille le 27 juillet 1870.
A lire
- Edmond de Ginoux, ethnologue en Polynésie française dans les années 1840, par Frédéric de La Grandville, éditions L’Harmattan
-Tahitiens, répertoire bio-bibliographique de la Polynésie française, par le père O’Reilly, publication de la Société des Océanistes
Une collection exceptionnelle
Edmond de Ginoux ne fit pas que passer en courant d’air à Tahiti. Durant les trois années de son premier séjour, il se passionna pour les cultures du Pacifique Sud et réunit une très belle collection d’environ cinq cents objets polynésiens, mais également originaires des Fidji, des Tonga, des Samoa, etc. De retour en France, il vécut à Paris caressant le projet de retourner sous les tropiques, en Amazonie cette fois-ci. Mais sa santé plus fragile et ses moyens financiers limités lui firent renoncer à ce projet (même si la mort de son père en 1852 lui permit de toucher un héritage confortable). En 1857, il acheta une villa à Nice et en fit un véritable musée. Entre 1857 et 1866, de Ginoux rédigea le catalogue raisonné de cette collection unique. Il décrivit 337 objets, sur les plus de cinq cents qu’il avait ramenés. Sa santé se dégradant (de Ginoux était quasiment paralysé), sa famille l’installa dans une pension à Marseille (à l’Hospice Saint-Jean de Dieu). La villa de Nice et le terrain l’entourant furent vendus, tandis qu’Edmond de Ginoux resta à Marseille jusqu’à son décès le 27 juillet 1870. Reparut alors son amie Ariel de Domsbale qui sauva la collection d’objets. En 1870 elle racheta le terrain de Nice, puis toute la villa en 1876 qu’elle garda jusqu’en 1881. Elle prit soin de la collection de février 1867 à mai 1874, soit sept ans. Elle refusa qu’elle soit dispersée ou vendu à un étranger et finalement, le baron hollandais Lycklama A Nijeholt, richissime Cannois d’adoption, en fit l’acquisition. Il en fit don le 31 décembre 1877 à la ville de Cannes. Un catalogue manuscrit mettait en évidence l’existence de cinq cents pièces. En 1892, les objets de de Ginoux furent transférés de l’hôtel de ville au musée municipal.
De nos jours, cette collection est en exposition au musée de la Castre, château du Suquet ; mais entre-temps, la Seconde Guerre mondiale est passée par là ; la collection a été mise sous caisses en 1939 et cachée chez des particuliers. En 1945, la ville récupéra les objets mais ils ne seront exposés qu’en 1980. Et il n’en reste aujourd’hui plus que cent cinquante...
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